Aussi incontournable que détesté, l’open space fait parler. Il a inspiré un livre et de nombreuses chroniques qui tournent en dérision les nouvelles méthodes de management. Il est critiqué par ceux qui le vivent et honni de ceux auxquels il pend au nez1)Rappelons que le bureau fermé continue d’être la forme prédominante de l’espace de travail pour les actifs occupant un métier de bureau, puisqu’il concerne 66% de ces actifs, répartis à parts égales entre bureau fermé individuel et bureau fermé à plusieurs (Source : Observatoire Actineo, 2019).. Bref, l’open space est l’incarnation d’un travail moderne qui, sous ses airs sympa, dérive aux limites de l’inhumain.
Pourtant, l’open space continue de se répandre. Rares sont les entreprises qui cherchent à perpétuer le modèle des « bureaux en boîte », fait de longs couloirs et de cloisons, chacun dans sa case2)Chacun se rappelle la scène mythique du film l’Auberge espagnole de Cédric Klapish (2002), où les lugubres enfilades de bureaux du ministère des Finances se posent comme l’antithèse de la vie palpitante et chamarrée du Barcelone de la génération Erasmus..
Pourtant, à en croire les magazines déco, les canons du design aujourd’hui penchent bien du côté des grands volumes. Les espaces multifonctions qui font entrer la lumière, offrent des circulations libres et de belles vues sont partout. Pourtant, la préoccupation environnementale rend irresponsable le principe même d’une surconsommation individuelle de mètres carrés.
Surtout quand on sait qu’un bureau est vacant la moitié du temps. Urbaniste de formation, j’ai démarré ma carrière en travaillant sur des réhabilitations de grands ensembles. Les « cités », elles aussi en pôle position des architectures mal-aimées. Le cas « open space » me fait souvent penser à l’opprobre qu’on jetait en pleine crise des banlieues sur les architectes qui avaient conçu ces immeubles. Je me disais que l’architecture était un prétexte bien commode pour ne pas voir l’abandon social, économique et moral dans lesquels on avait plongé ces quartiers.
- Que se cache-t-il alors derrière le rejet de l’open space ?
- Quels malaises propres à nos modes de travail actuels se cristallisent derrière ce qui n’est au départ qu’un simple concept d’agencement intérieur ?
- Quelles idées relèvent de l’exagération ou à l’inverse, doivent aiguiller la vigilance des entreprises quant à l’aménagement de leurs locaux ?
À l’heure où le télétravail généralisé réinterroge la physionomie des bureaux, à l’heure où l’on annonce à grand bruit la mort de l’open space, il me paraissait intéressant de décrypter les idées reçues sur l’open space et de proposer des solutions pour dépasser ce désamour hégémonique.
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Argument 1 : Bouger quand l’open space est trop bruyant, ce n’est pas si simple
L’open space d’aujourd’hui n’est plus l’open space des années 1980. Rares sont les bureaux neufs à n’offrir aux salariés qu’une chaise et une table sur un vaste plateau sonore, où on est invité à prendre ses appels/produire ses travaux/avoir des discussions avec ses collègues. La plupart des projets d’aménagement actuels reposent sur un principe d’aménagement selon les usages, ou « Activity-based working ». Dans ce schéma, le bureau rassemble une grande variété d’espaces. Le salarié y est invité à jongler, en fonction de ses besoins et tâches de la journée. Une bulle pour se concentrer, l’espace café pour débrancher, une salle de créativité pour brainstormer. Ce concept d’aménagement se veut la solution au défaut majeur de l’open space de première génération, le conflit d’usages et les nuisances qui vont avec, à commencer par le bruit3)Il est difficile d’obtenir des ordres de grandeur de bruit en fonction des types d’aménagement de bureau car aucun open space ne ressemble à un autre et de multiples facteurs entrent en compte dans la perception de la gêne acoustique, à commencer par l’activité réalisée. Partant de ce principe, L’AFNOR a établi la norme S31-199 pour l’acoustique des open spaces. Elle indique les niveaux de bruits supportables selon la typologie suivante : téléphone (call center), travail collaboratif, travail peu collaboratif, accueil du public.. C’est d’ailleurs l’aménagement selon les usages et sa variété d’espaces qui a fait entrer les codes domestiques au bureau. (Pour un décryptage des « coins canapés » au bureau, je vous invite à aller lire l’article que je leur ai consacrés.)
Toutefois, adopter le réflexe de la mobilité ne va pas de soi. Le Leesman Institute, un organisme indépendant hollandais qui compile la plus grande base de données européennes autour des lieux de travail, le reconnaît. L’aménagement selon les usages est certes le concept qui offre les meilleurs niveaux de satisfaction si on considère l’ensemble des besoins de travail (concentration, collaboration, convivialité, etc.). Mais tous les salariés ne se lancent pas dans la mobilité avec la même aisance ou appétence. C’est « le défi de l’inertie du salarié ». Les plus jeunes peuvent notamment se retrouver bloqués, leurs besoins de repères et de mentorat étant plus forts. Sans oublier l’importance des outils digitaux. Leur fonctionnement doit s’avérer sans couture si l’on veut réellement promouvoir la mobilité d’un espace à l’autre.
→ Verdict : pour qu’ils deviennent des chasseurs-cueilleurs de l’espace de travail, il faut accompagner vos salariés !
Argument 2 : Mon activité me demande beaucoup de concentration
Les salariés brandissent inévitablement la « concentration » comme point de départ de leur peur, sinon leur refus de passer en open space. À croire que nous passerions nos journées de travail tel un lycéen le jour du bac, les yeux rivés sur la copie, le grany à portée de stylo bic. Bien sûr, de nombreux métiers requièrent une capacité à se plonger dans une tâche sans céder à la distraction. Pour assimiler ou produire une information complexe, minimiser le risque d’erreur lors d’opérations répétitives ou sensibles, etc. Bien sûr, l’open space génère par définition plus de distractions qu’un bureau fermé, puisque son nombre d’occupants est démultiplié. Mais l’environnement est-il vraiment le seul à blâmer s’il nous arrive de procrastiner ? Si nous nous laissons happer par un stimulus extérieur? Si nous nous sentons moins efficace que ce que nous aimerions ? Finalement, on fait à l’open space la même chose qu’à notre smartphone : on recherche des coupables de notre insuffisante productivité.
Nir Eyal a développé avec Indistractable une philosophie un peu différente. Pour lui, se couper du monde, en payant pour des retraites en monastère ou en se réfugiant dans une « bulle » au bureau, n’est pas la solution pour reconquérir notre attention. Il explique que la première source de distraction est intérieure. Bien sûr, recevoir des pop-ups en cascade ou entendre des ricanements par-dessus l’épaule du voisin amplifie le phénomène. Mais nous devons intégrer l’idée que nous sommes le premier ennemi de notre productivité. D’ailleurs, la méditation en pleine conscience qui a tant de succès n’est rien d’autre qu’apprendre à reconnaître le flot permanent de pensées qui nous assaille et nous extirpe de l’activité en cours, à composer avec et à revenir à l’instant présent. Et quiconque a expérimenté le Flow4)Dans son livre Flow, Mihály Csíkszentmihályi met au jour l’une des sources principales de plaisir au travail, à savoir les sensations générées par un état de concentration intense, créateur d’une expérience autotellique (dans laquelle le moyen se confond avec la fin). Harper Perennial, 1990 mis au jour par M. Czisternmihalyi sait qu’en état de concentration intense, le sol peut s’écrouler à 1 mètre de soi sans qu’on s’en aperçoive…
→ Verdict : pour mieux nous concentrer, traquons avec autant d’assiduité les perturbateurs intérieurs que les perturbateurs extérieurs !
Argument 3 : Ce n’est pas vrai que l’open space favorise les échanges
Lors de projets de passage en open space, les directions immobilières utilisent régulièrement l’argument selon lequel travailler en espace ouvert est bénéfique à la collaboration et à la communication. Le partage à plusieurs d’un même espace favoriserait le recueil et l’échange spontané d’informations, à bâtons rompus. Une idée qui, en plus de se vérifier empiriquement, s’adosse aux travaux scientifiques qui démontrent le bénéfice des interactions informelles pour la productivité de l’entreprise5)Understanding ‘Honest signals’ in business, Alex Pentland, MIT Management review, 2008. Elle a pourtant connu un important retour de bâton à la publication d’un article des chercheurs Turban & Bernstein, dans lequel une corrélation est démontrée entre aménagement en open space et augmentation des communications électroniques. Cette étude a été abondamment relayée par les détracteurs de l’open space. Sans relever le fait que si tel est bien le cas, l’open space ne serait pas le chaos que l’on prétend mais qu’au contraire, de nouvelles règles et habitudes s’y installent pour permettre la vie collective, utiliser ces résultats pour évacuer le potentiel collaboratif de l’open space est un peu rapide. Les communications électroniques, certes moins chaleureuses, demeurent des communications. Il faudrait une étude bien plus approfondie de la nature de ces communications (virtuelles et réelles) pour saisir si, oui ou non, l’open space étend le spectre de la communication des salariés, et si cela apporte de la valeur pour l’entreprise.
→ Verdict : Peu importe le cadre. Peu importent les outils. L’intelligence collective survient rarement par magie.
Argument 4 : L’open space, c’est impersonnel
Qui ne rêve pas de mettre sur son bureau le dessin de son enfant, son cactus préféré, sa gourde personnalisée ! Le caractère anonyme, froid sinon « inhumain » de l’open space ne manque pas d’être dénoncé, encore et encore. Surtout quand on lui applique la fameuse politique du « clean desk » qui consiste à devoir laisser son poste vierge de tout effet personnel quand on le quitte le soir. Cet argument m’a toujours étonnée, car le prix à payer pour un bureau fermé à soi, antre de sa collection d’affiches de Star Wars ou d’orchidées en pot, se trouve dans d’interminables enfilades de couloirs aveugles et sombres… Une affaire de goût sans doute. Pourtant, devoir renoncer à la personnalisation individuelle de son bureau peut aussi être vue comme une opportunité de le personnaliser collectivement au niveau de l’équipe et de l’entreprise. Pourquoi ne pas réaliser un mur collectif de dessins d’enfants, de photos de vacances ? Organiser une mini jungle avec les plantes préférées de chacun ? Un concours de la meilleure carte postale ? Réfléchir à un thème ou à une ambiance symbolisant l’équipe, à la façon d’un portrait chinois ? À une devise ? Mettre en avant l’histoire de l’équipe à travers des visuels de communication récoltés au fil des années ? Les possibilités sont infinies. Elles permettent de conjuguer le fait de se sentir bien dans son environnement de travail et le renforcement des liens collectifs par la construction de repères communs.
→ Verdict : L’association des salariés à la conception de l’espace de travail permet non seulement de mieux répondre à leurs besoins, mais aussi de les aider à se sentir « chez eux », même en open space…
Argument 5 : Avec l’open space, on veut nous inciter à télétravailler encore plus
Il est fréquent et cela sera encore plus le cas désormais, qu’un déménagement de bureaux se fasse en concomitance avec la mise en place ou l’accélération du télétravail. Comme le déménagement vient bousculer les habitudes de déplacements des salariés, le recours au télétravail en facilite l’acceptation. De plus, devant un passage en espaces ouverts, le télétravail peut être présenté comme le refuge qui offre aux salariés un havre régulier de tranquillité. De là à y voir un coup monté pour inciter les salariés à se rendre de moins en moins au bureau, pour pouvoir encore réduire les mètres carrés disponibles et mettre en place le partage des positions de travail, le « Flex office », il n’y a qu’un pas.
En réalité, télétravail et nouveaux aménagements du bureau sont bien plus complémentaires que concurrents. Devant le développement inéluctable du travail à distance, le bureau devient le hub des relations sociales au travail, l’endroit où on prend plaisir à retrouver les collègues en face à face, à passer de bons moments avec eux et à avoir des interactions complexes ou créatives, qui se prêtent mal à la distance. On comprend alors pourquoi les nouveaux espaces de travail mettent l’interaction et le contact au cœur de leur projet.
→ Verdict : Le télétravail est une option qui vient judicieusement compléter la palette des espaces à disposition des salariés et leur offre des parenthèses bienvenues, loin des sollicitations de l’open space. Pour autant, le bureau social doit continuer d’offrir des solutions spatiales en nombre suffisant pour permettre aux salariés de réaliser leurs tâches de fond et de production.
Argument 6 : Tout ça pour faire des économies
Demander de troquer son bureau fermé contre un espace ouvert est systématiquement interprété comme une façon de réaliser des économies « sur le dos des salariés ». C’est oublier que ces déménagements consistent à remplacer des espaces et du mobilier vétustes, parfois en dehors des normes de sécurité, par des aménagements neufs qui représentent, du moins à court terme, un investissement conséquent. Les économies sont davantage à rechercher du côté du changement de localisation. Par exemple lors du transfert d’un quartier d’affaires prestigieux vers une zone en devenir comme le nord ou l’est du Grand Paris. De plus, les projets suivant les principes d’aménagement selon les usages, fournissent beaucoup d’efforts autour des espaces partagés. En somme, les mètres carrés économisés au poste individuel sont réinvestis dans les espaces communs. Selon une étude de l’acteur immobilier JLL, 1 projet sur 2 de passage en Flex office ne réalise pas d’économies sur les mètres carrés. Les surfaces dédiées aux espaces collaboratifs y sont en moyenne multipliées par 36)Le Flex office, Sans bureau fixes désespérés ou collaborateurs délivrés, JLL, 2018.
→ Verdict : Toute économie n’est pas une hérésie. Si les projets d’aménagements permettent aux entreprises d’avoir une empreinte immobilière raisonnée, dans laquelle les mètres carrés sont utiles, utilisés, et mis aux service du collectif de travail, pourquoi pas ?
Conclusion
Passer en open space est un changement d’ampleur qui effraie légitimement. Comme l’expliquent Robert Kegan et Lisa Lahey dans leur ouvrage Immunity to Change, nous résistons même aux changements que l’on souhaite pourtant le plus ardemment pour notre propre vie !7)Immunity to Change, Robert Kegan & Lisa Laskow Lahey, Harvard Business Review Press, 2009 Mais il est possible de concevoir des bureaux qui s’appuient sur le principe de l’ouverture et répondent aux besoins d’une personne en situation de travail. Cette ouverture va alors avec une grande diversité d’espaces. Les salariés sont accompagnés et leur parole est prise en compte dans le projet de conception. Plus encore, le passage en espaces ouverts offre une opportunité d’interroger et de revoir les modes de fonctionnement et la culture d’entreprise, pour tendre vers un modèle plus horizontal et collaboratif, dans lequel la tentation du contrôle laisse place au parti-pris de la confiance, plus que jamais d’actualité à l’heure de l’entreprise distribuée.
Références
↑1 | Rappelons que le bureau fermé continue d’être la forme prédominante de l’espace de travail pour les actifs occupant un métier de bureau, puisqu’il concerne 66% de ces actifs, répartis à parts égales entre bureau fermé individuel et bureau fermé à plusieurs (Source : Observatoire Actineo, 2019). |
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↑2 | Chacun se rappelle la scène mythique du film l’Auberge espagnole de Cédric Klapish (2002), où les lugubres enfilades de bureaux du ministère des Finances se posent comme l’antithèse de la vie palpitante et chamarrée du Barcelone de la génération Erasmus. |
↑3 | Il est difficile d’obtenir des ordres de grandeur de bruit en fonction des types d’aménagement de bureau car aucun open space ne ressemble à un autre et de multiples facteurs entrent en compte dans la perception de la gêne acoustique, à commencer par l’activité réalisée. Partant de ce principe, L’AFNOR a établi la norme S31-199 pour l’acoustique des open spaces. Elle indique les niveaux de bruits supportables selon la typologie suivante : téléphone (call center), travail collaboratif, travail peu collaboratif, accueil du public. |
↑4 | Dans son livre Flow, Mihály Csíkszentmihályi met au jour l’une des sources principales de plaisir au travail, à savoir les sensations générées par un état de concentration intense, créateur d’une expérience autotellique (dans laquelle le moyen se confond avec la fin). Harper Perennial, 1990 |
↑5 | Understanding ‘Honest signals’ in business, Alex Pentland, MIT Management review, 2008 |
↑6 | Le Flex office, Sans bureau fixes désespérés ou collaborateurs délivrés, JLL, 2018 |
↑7 | Immunity to Change, Robert Kegan & Lisa Laskow Lahey, Harvard Business Review Press, 2009 |