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Le monde du « bien-être au travail » ne connaît pas la crise et les entreprises qui s’en réclament sont de plus en plus nombreuses. Pourtant, des voix s’élèvent pour railler cette mode qui ne serait que gadget, sinon contre-productive.

De fait, l’abondance de « goodies » proposés aux salariés dans certaines entreprises peut prêter à sourire. Elle peut carrément devenir un affront pour des équipes confrontées à une ambiance de travail difficile. Mais alors, que faut-il penser de ces actions et de leur impact sur le bien-être des travailleurs ?

Après un premier épisode consacré au canapé, focus sur l’emblème ultime du cool en entreprise.. et de son ridicule.

Épisode 2 : A baby-foot story

À l’heure de la réalité virtuelle, c’est une star des bistrots qui truste les salles de pauses et autres espaces de convivialité : le baby-foot.

Aussi incontournable qu’énervant, tellement vintage qu’il en serait presque avant-gardiste, le baby-foot est devenu en dix ans le témoin de l’évolution des espaces de travail. Il est aussi la marotte de ceux qui en critiquent les excès. Et s’il n’est pas le seul attribut ludique à avoir envahi le bureau (on pense aux jeux de fléchettes, aux pistolets Nerf prisés des développeurs et aux tables de ping-pong), c’est sur lui que se focalise l’attention. Du moins avant que le Covid 19 vienne nous renvoyer chacun chez nous.

Alors que le retour au bureau s’accélère, cet article décortique le baby-foot du bureau en le replaçant dans le mouvement de gamification en entreprise. Il questionne aussi le mélange travail/détente qui n’a eu de cesse de se développer ces dernières années.

Du PMU aux HQ

À la base du baby-foot, il y a…le foot.

Que celui qui n’a pas partagé une Coupe du monde sur le lieu de travail lève le doigt ! Ingrédient populaire et trans-générationnel, le baby-foot dénote parmi les codes de la start-up nation de plus en plus dénoncés comme trompe-l’oeil. À l’inverse, le baby-foot est fédérateur et populaire dans les deux sens du terme. Il rassemble largement et n’exclut aucune catégorie sociale. Ce qui explique que les entreprises les plus traditionnelles voire les administrations s’en soient emparées. Pourtant le baby-foot du lieu de travail est tourné en dérision, et on se demande un peu pourquoi…

Babyfoot - Comme on travaille

Les Smart games et les Dumb games

… Car le jeu a envahi l’entreprise.

Cela porte même un nom, la gamification. Le recours au jeu est le meilleur allié de « l’intelligence collective » qui a le vent en poupe et est jugée porteuse d’innovation et de création. Les « ateliers » ont peu à peu remplacé les réunions dans notre agenda. En théorie, leurs méthodes rompent avec ce qui est reproché aux réunions traditionnelles : l’absence d’ordre du jour, les prises de paroles désordonnées et les mécanismes de décision hasardeux, le fonctionnement descendant qui nuit à l’attention et encourage le multitasking.

Les méthodes d’intelligence collective dans leur diversité mettent l’accent sur le juste cadrage de la séance (suffisant pour permettre d’atteindre un résultat, tout en laissant ouvert un large terrain d’expression). Elles visent l’implication des parties prenantes et leur dialogue les unes avec les autres, notamment en s’appuyant sur des tiers, les facilitateurs.

Le recours au jeu offre alors un véhicule qui facilite la mise en mouvement de tous.  Pour Gray, Brown et Macanufo, les créateurs de la méthode Gamestorming, « Le jeu révèle sa force en instaurant un cadre propice à l’exploration, l’expérimentation, le tâtonnement et l’erreur », ce qui explique qu’il soit associé aux processus d’innovation. Plus largement, le jeu réalise les injonctions à collaborer que martèlent les entreprises, parfois difficilement comprises par les salariés. Ceux-ci ont leurs tâches à réaliser, par ailleurs et se voient de toute façon de moins en moins, un paradoxe que souligne Bruno Mettling.

Et pour jouer, il faut des salles de jeu !

L’espace de travail intègre cette évolution des modes de travail en proposant des salles de réunion nouvelle génération. On les appelle salles dynamiques, « labs » ou salles de créativité. Leur aménagement et leur mobilier sont légers, modulables et mobiles. Ils facilitent les configurations multiples et le mouvement, n’hésitent pas à proposer des formes organiques et colorées et multiplient les surfaces inscriptibles, permettant de noter sur le vif les idées échangées. C’est un changement notable par rapport aux salles de réunion classiques, les salles « du conseil », rigides et peu évolutives, pas plus qu’elles ne sont garantes d’échanges équilibrés et de qualité.

La gamification en entreprises ne s’arrête pas là. Le recours aux jeux vidéo « smart games » dans les dispositifs de formation en est un exemple, sans oublier les évènements « off-sites » qui mêlent séquences de travail et activités insolites plus ou moins sportives : accrobranche, course d’orientation, escape ou laser game. Avant la crise du Covid-19, ce sont pas moins de 380 000 évènements d’entreprises qui se tenaient en France dont 54% de séminaires dédiés à la réflexion commune

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Jouer oui, mais jouer bien ?

La diffusion galopante de ces pratiques offre un parallèle intéressant avec le baby-foot. D’un côté, l’activité ludique est organisée, structurée, canalisée par l’entreprise. De l’autre, l’objet ludique est mis à disposition et son utilisation laissée à discrétion des salariés. Ils choisissent les joueurs, le moment opportun et la durée de la partie.

Or, si on en croit Johan Huizinga, le grand théoricien du jeu avec l’ouvrage Homo Ludens, « Le jeu est d’abord et avant tout une action libre, tout jeu commandé n’est plus du jeu. » En somme, c’est avec le baby-foot que l’entreprise se rapproche le plus du jeu et de sa vocation autotélique. Le baby-foot se suffit à lui-même plutôt que de servir un dessein extérieur, comme une stratégie d’entreprise.

La mise à disposition d’un baby-foot implique un acte de confiance vis-à-vis des salariés. On peut y voir un acte d’autonomisation par lequel on considère que ceux-ci sont responsables de la gestion de leurs pauses. Qu’ils veilleront à ce que leurs enflammades sportives ne perturbent pas les collègues concentrés. Un acte qui reconnaît qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre pratiquer un jeu de bistrot et démontrer des compétences professionnelles.

Une certaine idée de la pause

Railler le baby-foot peut donc revenir à renier l’idée même de la pause sur le temps de travail. La partie de baby-foot tolère mal les discussions informelles qui prolongent le travail. Comme la récréation pour les élèves, elle relève du défouloir, stade ultime de la déconnexion s’il en est. Et cela fait du bien… Bien sûr, tout le monde n’est pas adepte de baby-foot (on pense au développement des cours de récréation non genrées…dont le premier geste est de supprimer les terrains de foot !).Bien sûr, entendre les cris de joueurs absorbés par une partie quand on est soi-même sur une tâche complexe est très énervant.

Sans oublier que pour certains, la journée de travail doit rester tournée vers la production quand les activités de détente et de loisirs demeurent l’apanage du temps privé. Cette idée est partagée par nombre de salariés et acteurs des ressources humaines. Ainsi,  à contre-courant de la masse des start-ups, l’entreprise Slack a fait sienne la devise « Work hard and go home« , rapporte l’auteur star en management Bruce Daisley. Le principe, c’est que les salariés apportent davantage à l’entreprise si leurs vies à l’extérieur est riche et variée, ce qui favorise une diversité de points de vue dans l’environnement professionnel.

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Les salariés n’aiment plus fêter Noël

En mettant à disposition des équipements d’activités ludiques sur le lieu de travail, l’entreprise laisse le choix. Ceux qui ressentent le besoin de couper de manière active avec le flot des tâches professionnelles peuvent le faire et les autres ne sont pas dans l’incitation à le faire.

L’organisation d’un tournoi de baby-foot par les RH ou le CHO (le fameux Chief Happiness Officer) prend une autre tournure. L’institutionnalisation de l’activité peut créer chez le salarié le sentiment qu’il doit participer et brouiller les frontières de ce qui relève du travail et de ce qui n’en est pas. Un peu comme les festivités de fin d’année dans l’entreprise : c’est sympathique à première vue mais relève d’un mélange des genres qui met mal à l’aise, et 64% des Français n’aiment pas s’y prêter

Ce sujet soulève des questions profondes, notamment en matière d’évaluation, même inconsciente, et d’évolution du salarié. Est-il légitime de juger un salarié sur la base de ses participations aux activités extra-professionnelles proposées par l’entreprise, sur la fréquence à laquelle il apporte des cookies chauds le matin, sur la durée de sa présence aux afterworks ?

Ne pas faire le bonheur des autres malgré eux

Pour conclure, nul doute que le baby-foot reflète l’ambivalence qui règne autour de l’immixtion des activités de jeu et de détente dans la vie professionnelle. Pour l’entreprise, ce sont des actions simples à mettre en place pour le bien-être des salariés tout en conservant un certain contrôle de leur temps libre. Pour le salarié, c’est une offre sympathique, pratique car à portée de main, qui pourra néanmoins être vécue comme une intrusion.
Le mieux reste alors que chaque entreprise définisse les frontières de la cohésion d’équipe en partant des salariés. Qu’elle veille à ce que toute activité de détente reste de l’ordre de la mise à disposition et du choix, sans l’intégrer au périmètre du travail ni porter un jugement négatif dessus sous prétexte que cela ne serait pas du travail. Facile, non 🙂 ?

Pour aller plus loin sur le sujet de la gamification du travail, réécouter cet excellent épisode de l’émission Entendez-vous l’éco.

Camille Rabineau

Je suis Camille Rabineau, fondatrice de Comme on travaille. Je décrypte les différentes dimensions des espaces de travail et vous présente les ressorts de mon activité d’accompagnement des projets de conception de nouveaux bureaux.

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