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59% des actifs se déclarent gênés par le bruit et les nuisances sonores au travail.

Dans les projets d’aménagement que j’accompagne, je suis toujours frappée de voir à quel point la recherche de silence et de concentration tient une place centrale pour les salariés. 

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, depuis le confinement et son boom de télétravail, ce sujet a même davantage le vent en poupe.

Maintenant qu’on a testé et approuvé le travail au calme chez soi, plus question de tolérer le moindre bruit ! 

Oui, le silence est bien le Graal du travailleur moderne. 

Pourtant cette quête absolue de silence n’a rien de naturel. L’homme est un animal social qui a besoin d’interactions. 

Plutôt que de creuser le sujet du bruit lui-même et loin de dire que le bruit est inoffensif sur la santé des travailleurs, ce qui est faux bien sûr, cet article explore cette obsession contemporaine qu’est la quête de silence au bureau.

Qu’est-ce qu’une distraction ? Pourquoi cherche-t-on à la supprimer à tout prix ? 

Notre éducation nous a appris à fuir les distractions

La quête du silence absolu n’est pas nouvelle.

Tout au long de notre éducation, nous avons appris qu’il fallait fuir les distractions et rester concentré. Nous devions boire les paroles du maître qui dominait l’estrade.

Inconsciemment, nous avons intégré qu’il est important de rester focalisé sur sa tâche, de lutter contre notre tendance naturelle à la rêverie. Les gagnants étaient ceux qui arrivaient à suivre le cours sans vaciller.

Cette éducation a laissé des traces. Nous avons fait nôtre l’injonction selon laquelle pour être efficace au travail, il faut être hyper concentré. Cette conception a colonisé nos imaginaires au point que l’idée même du bruit (plus que le bruit lui-même) nous est insupportable.

Ainsi, dans les projets que j’accompagne, je suis toujours frappée par le décalage de vision de l’espace ouvert entre les salariés qui ne l’ont jamais expérimenté et le voient comme une menace, et ceux qui le vivent depuis des années et en sont souvent satisfaits. D’ailleurs, en se promenant dans ce type d’espaces, s’ils ont été bien pensés, rares sont les plateaux bruyants. En réalité, c’est à trois ou quatre derrière une porte close qu’on est le plus enclin à interrompre ses collègues. L’espace ouvert induit une notion de contrôle social qui a tendance à freiner ce type de velléité.

Cet a priori révèle de plus une méconnaissance du fonctionnement de notre cerveau et de la multiplicité des sources de distractions.

Les distractions les plus dangereuses ne sont pas celles que vous croyez

Car il existe différents types de distractions contre lesquelles butent nos efforts de concentration :

  • les distractions externes : ce sont les conversations des collègues, le bruit de la photocopieuse, les notifications, les coups de fil, etc.
  • les distractions internes : ce sont les interruptions générées par notre propre cerveau. C’est ce mécanisme interne qui nous pousse à lever les yeux au ciel, à aller vérifier nos e-mails machinalement même si l’on n’attend rien de spécial.

Or, qu’il s’agisse du débat sur notre addiction aux écrans ou de celui sur l’open space, seules les distractions externes sont prises en compte.

Bien sûr, personne ne nie que ces distractions existent. Elles impactent négativement la santé et la concentration des salariés. Cela vaut pour l’ouvrier qui doit supporter le bruit des machines comme pour le cadre qui doit supporter les conversations parasites.

Car même si le seuil critique de 80 décibels n’est quasiment jamais dépassé au bureau, il suffit de comprendre distinctement la conversation ou l’appel téléphonique d’un collègue pour être perturbé. C’est ce qui explique par exemple que l’on peut trouver agréable le brouhaha confus d’un café mais trouver insupportable les bavardages du voisin.1)Selon l’INRS, l’ouïe est en danger à partir d’une exposition à un niveau de 80 décibels durant une journée de travail de 8 heures : Bruit, ce qu’il faut retenir

Mais, à mes yeux, ce type de distractions est surestimé par rapport aux distractions internes, au moins aussi importantes. Or au risque de surprendre, ces distractions internes sont inéluctables.

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Nos cerveaux ont un “mode par défaut”

Nous avons conservé des cerveaux primates

Nos cerveaux ne sont pas faits pour rester invariablement concentrés pendant de longues heures. Une étude menée par l’université de Princeton et l’université de Berkeley sur des primates a montré que l’attention oscille constamment entre des phases de concentration et des phases de distraction. 2)https://www.cell.com/neuron/fulltext/S0896-6273(18)30636-6 En cédant à la distraction, nous parcourons notre environnement afin de nous assurer que nous n’avons manqué aucune nouvelle information importante.

Ainsi, même quand nous pensons être concentrés sur la lecture d’un article ou d’un livre, notre cerveau fait sans cesse des allers-retours pour s’assurer qu’aucune nouvelle donnée ne lui échappe.

Ce mode de fonctionnement est ce qui a permis à l’homme de survivre dans un environnement hostile alors qu’il souffrait d’une infériorité physique. Sans pelage pour nous protéger du froid et moins rapides que d’autres espèces, cette capacité à être sur le qui-vive a été critique dans notre évolution. 

Ces distractions internes traduisent un problème plus profond

Dans Imperturbable : Comment s’affranchir des distractions du monde numérique et rester maître de sa vie, Nir Eyal montre que les distractions internes ont un pouvoir de nuisance supérieur à celui des distractions externes que sont les sollicitations numériques ou les bruits de l’open space. Pour lui, ces dernières ne sont qu’un récit pour nous excuser de ne pas être aussi productif qu’on le souhaiterait.

En réalité, c’est bien contre les mécanismes internes qui nous éloignent de la concrétisation de nos projets qu’il faut lutter en premier lieu. Dans l’Antiquité, le mythe de Tantale, le fils de Zeus condamné à voir demeurer inaccessibles l’eau et les fruits qu’il essaie d’atteindre, est déjà une allégorie de notre insatisfaction permanente et de notre incapacité à aller au bout de nos intentions. Les nouvelles technologies encouragent ce penchant pour la diversion en rendant les distractions toujours plus accessibles. Allumer notre doudou technologique est une solution plus simple que de s’interroger sur la cause profonde de notre faible productivité, de notre ennui ou de notre procrastination.

Le problème, ce n’est pas tant les distractions que notre manque de motivation. 

C’est l’idée du célèbre concept de « Flow », développé par le psychologue Mihály Csíkszentmihályi. Celui-ci a montré que lorsque nous sommes absorbés par une tâche, rien ne peut nous dévier de son accomplissement, pas même le bruit environnant.

En ce qui me concerne, il m’arrive régulièrement d’expérimenter cet état de concentration intense, si je rédige un article ou si j’élabore une argumentation complexe. Dans ce cas, peu importe que je sois seule chez moi (avec peut-être un camion de nettoyage qui passe dans la rue ou un bruit de perceuse chez le voisin !) ou au sein d’un espace de coworking animé, au milieu d’autres travailleurs.

Comment peut-on expliquer cela ?

Selon M. Csikszenmihalyi, trois conditions sont nécessaires pour pouvoir atteindre le flow :

  • Apprécier le sujet ou la tâche,
  • Être mis au défi tout en restant dans son aire de compétences,
  • Avoir l’impression de progresser.

Le silence ne fait pas partie de ces conditions.

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Le “bruit du monde” peut être bénéfique

Si silence et concentration sont donc dissociables, notre société idéalise le mythe de l’artiste solitaire. C’est David Thoreau, qui s’isole pendant deux ans dans sa cabane pour créer. Mais David Thoreau se rendait tous les jours en ville pour consulter ses amis et les recevait régulièrement 3)Michel Granger, « Gestes spectaculaires, texte vécu », dans Henry David Thoreau, Paris, Cahier de l’Herne, 1994, p. 20-34. Ces échanges ont nourri son écriture et lui ont permis de confronter ses idées.

Dans le monde du travail, le même constat s’applique. Les échanges spontanés entre collaborateurs, la co-présence et l’écoute passive permettent de confronter ses idées de manière plus rapide. Elles favorisent l’innovation et la créativité. Nous nous nourrissons de la présence d’autrui, parfois de façon imprévue, au détour d’un couloir, d’un ascenseur ou d’un café, de la même façon que nous nous nourrissons d’une observation inattendue, pour un peu qu’on fasse preuve de sagacité.

C’est la sérendipité, un concept certes à la mode mais que chacun peut éprouver empiriquement.

L’un des champs de recherche qui m’inspire le plus dans mon travail est d’ailleurs l’étude des “social networks” : la façon dont les liens sociaux et les groupes se forment. La manière dont les idées circulent entre les individus 4)Voir notamment les travaux d’Alex Pentland du MIT et son ouvrage Social Physics, how social networks can make us smarter, Penguin, 2014. Comprendre cela est essentiel pour concevoir des lieux de travail fédérateurs et incarnés. L’un des concepts clés de cette discipline est celui de “social learning” ou apprentissage social : la façon dont chacun apprend de ses pairs et progresse par imitation d’autrui, en incorporant petit à petit des comportements observés chez les autres dans son propre comportement. Cet apprentissage social est essentiel à notre développement et à l’amélioration de notre prise de décision.

Il ne s’agit pas nécessairement de collaboration, une notion dont on abreuve parfois trop les salariés pour justement dévaluer leur besoin de concentration et de silence, mais plutôt d’un grand “bain social” qui permet de se sentir appartenir au collectif en captant tout un tas de signaux, plus ou moins sonores, qui nous aident à progresser dans le travail et stimulent notre motivation. Ce n’est pas un hasard si à la longue avec le travail à distance, les entreprises commencent à voir que le cercle de communication, la faculté à impulser de nouvelles choses voire l’engagement des collaborateurs se restreignent.

Le silence complet n’existe que dans la mort

Un violoniste new-yorkais, George Foy, est parti à la recherche du lieu le plus silencieux du monde. Il s’est rendu dans un monastère cistercien, dans une hutte de sudation amérindienne et dans une mine de nickel à 2 km sous terre. Tous ces environnements étaient très calmes, mais ce n’était pas encore suffisant pour lui. Il a alors visité une chambre anéchoïque des laboratoires Orfield dans le Minnesota. Selon le rapport Guinness des records, il s’agit du lieu le plus silencieux au monde. 99,9% des bruits sont absorbés. 5)https://www.guinnessworldrecords.com/world-records/quietest-place

Cette expérience l’a bouleversé. Après 45 minutes, G. Foy a compris que le silence total est une chimère. Dans la chambre anéchoïque, George Foy entendait sa respiration, son cuir chevelu et le sang couler dans ses veines. George Foy a alors réalisé que seule la mort pourrait le délivrer des bruits environnants. Il est alors retourné vivre à New-York, où il apprécie les moments de solitude autant que les moments d’agitation. Une histoire utile pour nous rappeler qu’à trop rechercher le silence, on se détourne peut-être d’un travail sur nous-même.

Et si au lieu de vouloir supprimer le bruit et les distractions, on pouvait en tirer profit ?

Agencer les distractions au lieu de vouloir les supprimer

Dans son livre Digital Minimalism, l’auteur Cal Newport nous encourage à étudier notre comportement pour repérer et distinguer les distractions qui nous sont utiles de celles qui sont inutiles.

Une fois que nous avons fait ce bilan, nous pouvons agir pour :

  • Déterminer les tâches et les moments où une concentration intense est exigée,
  • Définir les tâches et les moments où les distractions peuvent être bénéfiques.

Après tout, nous devons accepter l’idée qu’un salarié du secteur tertiaire ne peut pas rester hyper concentré pendant huit heures par jour. Même les plus grands artistes ou chercheurs n’arrivent pas à réaliser cette performance. Le Président Raymond Poincaré aurait déclaré : « Quatre heures de travail créatif par jour, c’est à peu près la limite pour un mathématicien ». Cette intuition a ensuite été confirmée par des études. 6)Livre Rest: Why You Get More Done When You Work Less – Alex Soojung-Kim Pang – 2018

Ces données nous montrent qu’accepter l’ouverture aux distractions dans des moments choisis et calculés est pragmatique. Quel est l’intérêt de maintenir un silence religieux quand nous traitons des notes de frais ou trions des e-mails ?

En parallèle, ce travail de tri et d’agencement des distractions nous conduira à sanctuariser des moments où nous devons rester imperturbables coûte que coûte. Dans l’open space, Nir Eyal nous invite à utiliser un signal simple comme une carte symbolisant un feu rouge à poser sur son bureau, pour indiquer clairement les moments où nous ne pouvons pas répondre aux sollicitations.

Conclusion

Le silence absolu n’existe pas. Et même dans les environnements les plus calmes, notre cerveau cherchera à se distraire s’il n’est pas happé par une motivation intrinsèque forte.

La focalisation que nous faisons sur le calme au bureau dans un monde où nous sommes abreuvés de paroles, où nous ne pouvons pas réaliser la moindre marche sans un podcast vissé aux oreilles, a world that can’t stop talking pour reprendre les termes de Susan Cain, est le signal faible de bien d’autres malaises : un contrôle trop présent, un management étouffant, etc.

Dans ce contexte, un environnement de travail qui ferait du silence l’alpha et l’omega du projet serait une erreur, de même que tout axer  sur l’interaction et l’échange est excessif. Nous avons bien besoin de moments de solitude, pour du travail en profondeur, ou juste pour se ressourcer.

C’est pourtant ce que l’on voit avec la généralisation du télétravail. Elle nous pousse à stigmatiser le bureau comme lieu des interactions et le domicile comme lieu de la concentration.

Dans un cas comme dans l’autre, on ne tient pas compte de nos besoins émotionnels et sociaux, pas plus que du fonctionnement de nos cerveaux.

Il est alors nécessaire d’inventer des processus et des environnements de travail qui permettent d’alterner intense concentration et instants d’évasion, y compris en se reconnectant à autrui, au bureau comme à distance, sans que l’un ne gêne l’autre.

 

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Références

Références
1 Selon l’INRS, l’ouïe est en danger à partir d’une exposition à un niveau de 80 décibels durant une journée de travail de 8 heures : Bruit, ce qu’il faut retenir
2 https://www.cell.com/neuron/fulltext/S0896-6273(18)30636-6
3 Michel Granger, « Gestes spectaculaires, texte vécu », dans Henry David Thoreau, Paris, Cahier de l’Herne, 1994, p. 20-34
4 Voir notamment les travaux d’Alex Pentland du MIT et son ouvrage Social Physics, how social networks can make us smarter, Penguin, 2014
5 https://www.guinnessworldrecords.com/world-records/quietest-place
6 Livre Rest: Why You Get More Done When You Work Less – Alex Soojung-Kim Pang – 2018
Camille Rabineau

Je suis Camille Rabineau, fondatrice de Comme on travaille. Je décrypte les différentes dimensions des espaces de travail et vous présente les ressorts de mon activité d’accompagnement des projets de conception de nouveaux bureaux.

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