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Noémie Aubron est créatrice de contenus et a créé La Mutante, une société avec laquelle elle manie le design fiction, la stratégie et la prospective pour aider ses clients à imaginer des futurs.
J’ai eu le grand plaisir de travailler avec Noémie sur plusieurs missions et de m’initier ainsi à l’outil incroyable qu’est le design fiction, un outil qui utilise la puissance évocatrice du récit pour attiser la curiosité et ouvrir nos horizons. J’en ai vu le pouvoir mobilisateur sur des missions de transformation du travail. Je vous propose de découvrir plus en détails ce qu’est le design fiction et comment l’utiliser intelligemment dans un contexte d’entreprise.

Noémie, pourrais-tu nous expliquer ce qu’est le design fiction et quelle est son histoire ?

Le design fiction, apparu dans les années 2000, est une pratique qui hybride le design et la prospective avec les imaginaires du futur, existants et issus de notre culture populaire ou à créer. En Europe, des acteurs comme Near Future Lab ou Making Tomorrow explorent ces territoires depuis plusieurs années déjà. Mais depuis mars dernier, évidemment, la perte des repères existants, et la quête du « monde d’après » ont amplifié le besoin de réinvestir les imaginaires des futurs possibles.
Le design fiction, selon moi, consiste à créer des conversations sur les futurs possibles à partir d’une expérience immersive qui peut être un produit ou un service du futur, une mise en scène, un faux site internet… C’est un voyage dans un futur, dont le point de départ est une question sous forme d’un « Et si… » issue d’une observation du présent. L’objectif poursuivi est de parvenir, grâce à l’immersion, à faire ressentir des questionnements ou des convictions que l’on n’aurait fait qu’effleurer du doigt dans une lecture plus distante du scénario proposé.
Il y a plusieurs courants dans cette approche, en fonction de la posture que l’on choisit d’endosser : on peut être spéculatif, critique ou plus réaliste ; utopique, dystopique ou positif ; brouillant les frontières avec la réalité ou pas…Mais il y a bien un dénominateur commun entre ces différentes pratiques : c’est l’ambition de nous faire réagir en tant qu’individu et en tant que collectif sur les futurs, pour nous amener à porter un regard différent sur le présent.
En ce qui me concerne, j’écris des fictions prospectives, qui sont inspirées par ce principe de design fiction, avec une approche positive et probable. Mon objectif est de rendre la prospective accessible à tous, et de permettre l’action dans le présent.
Je fais également partie du collectif de design fiction Le Coup d’Après, qui réunit des designers, des créatifs et des experts pour créer des expériences immersives de futurs possibles.

Comment es-tu venue au design fiction ? Qu’est-ce qui t’as séduite dans cette approche et pourquoi as-tu choisi d’en faire un métier ?

J’ai commencé mon parcours professionnel dans le monde de l’innovation de services. J’ai toujours été frustrée par la difficulté d’amener des réflexions à long terme dans ce type de démarches à incertitude élevée et à horizon-temps réduit. Passionnée par la prospective et les signaux faibles, j’ai testé différentes approches pour permettre à la pensée long terme de s’inviter dans nos processus de prise de décision.
J’ai trouvé dans le design fiction une alliance entre le fond et la forme, entre l’émotionnel et le rationnel que je trouve très exigeante, mais également puissante. On construit des expériences ludiques, dérangeantes ou surprenantes en se basant sur une matière analytique conséquente (par exemple, des rapports de prospectives, de tendances, des signaux faibles). On vient d’abord questionner d’un point de vue émotionnel grâce à l’expérience vécue, puis on dissèque et on adopte une posture plus analytique pour atterrir. Je crois que s’adresser à nos deux cerveaux est la meilleure manière d’initier le changement.
La dimension transdisciplinaire du design fiction est aussi un atout fantastique. Sur le dernier projet sur lequel j’ai travaillé, Fantasia, nous avons réuni des scénaristes, des chercheurs en machine learning et en études quantitatives, des créatifs visuels et sonores, des développeurs, et des comédiens. C’est une source d’innovation sans fin que de faire collaborer des expertises ensemble.
mur d'inspiration
post-it intelligence collective

>Dans ton expérience, quels sont les cas de figures dans lesquels il est pertinent d’utiliser le design fiction au service d’un projet ? Si tu devais donner 3 conseils pour intégrer du design fiction dans un projet, quels seraient-ils ?

Dans le contexte actuel, le besoin le plus fort que je croise est celui de réaligner une communauté autour d’une vision du futur partagée. Nous traversons tous la période actuelle en remettant en cause un certain nombre de certitudes, individuelles et collectives. Les stratégies élaborées jusqu’à présent se retrouvent souvent caduques. Dès lors, comment retrouver un cap commun, qui aille plus loin que les quinze prochains jours ?
Le premier conseil, de bon sens, est de bien poser les objectifs poursuivis. Le design fiction peut parfois donner l’impression d’être « gadget ». Il le sera s’il n’est pas imbriqué dans une démarche plus globale. Alors, que cherchez-vous à faire ? Comprendre les attentes et les aspirations de vos collaborateurs sur le futur ? Les aligner ? Voulez-vous mettre en place une démarche de prospective créative dans votre entreprise ? Voulez-vous explorer les angles morts de votre stratégie long terme ? Autant d’objectifs sur lesquels le design fiction se révèle pertinent.
Ce que je constate aussi, c’est qu’on a parfois tendance à sous-estimer la capacité des participants à jouer le jeu. On peut par exemple proposer à des collaborateurs de construire leur propre objet de design fiction dans un exercice de synthèse de tous les futurs explorés.
Le dernier point, dans le contexte actuel notamment, est d’explorer le design fiction comme un moyen d’identifier les zones de consensus. Je trouve que la vraie valeur de ces voyages dans le futur est leur capacité à révéler les consensus sur les envies et ce que l’on croit probable pour demain au sein d’un collectif d’individualités.

En 2020, tu as pu appliquer le design fiction aux sujets des nouveaux modes de travail, en fort bouleversement depuis la pandémie. Quels enseignements as-tu retirés de ces cas d’application ? Les salariés à qui tu as pu t’adresser te semblent-ils prêts à cette mutation profonde du travail à distance et à ses conséquences ?

Effectivement, notre rapport au travail a pour le moins été sujet à turbulences en 2020 ! C’est un centre d’intérêt majeur pour moi, sur lequel j’ai tenté, avec Le Coup d’Après, d’utiliser le design fiction pour identifier les zones de consensus. L’ambition des dispositifs proposés depuis mars dernier est de rassembler des collectifs qui ont souvent été secoués pendant cette période autour de futurs probables et qui donnent envie. Nous avons d’ailleurs eu l’occasion de deux belles collaborations avec toi Camille ! La démarche menée auprès de l’Acoss est d’ailleurs en accès libre ici sous la forme d’un cahier prospectif.
Ce que je retiens, c’est déjà le besoin essentiel de s’exprimer sur les ruptures majeures qui viennent de s’opérer, et sur les envies pour le futur. Nous avons eu des taux d’engagement très élevés sur des dispositifs accessibles à l’ensemble des collaborateurs. Nombreux sont ceux qui ressentent le besoin de témoigner sur ce qu’ils ont vécu, aimé, détesté, et sur la manière dont ils ont envie que cela évolue.
Le deuxième point marquant, c’est la pluralité des points de vue, des ressentis et des envies pour demain. Il est frappant de constater comment cette période a chez certains remis en question un statu-quo, révélant des frustrations ou des besoins qui n’étaient pas jusqu’alors perçus. Au contraire, certains n’ont pas envie de bouleverser leurs manières de faire, ou ne sont pas dans des conditions permettant un travail à distance épanoui. C’est autour de cette diversité d’envies et de besoins qu’il va falloir recréer un projet collectif.

Je suis une lectrice régulière de La Mutante et je suis impressionnée par la faculté que tu as à détecter les signaux faibles, à viser juste dans les scénarios que tu proposes, qu’ils soient utopiques ou dystopiques.
À ceux pour qui la veille occupe une place importante dans le travail, quels sont pour toi les meilleurs moyens et ressources pour rester en éveil et à l’écoute des mutations du monde ?

De manière générale, je suis avant tout des personnes dont les points de vue m’interpellent plus que des médias. C’est notamment dû au fait que, de part mon travail, je cherche souvent le contrepoint ou l’étrange. C’est mon moteur de veille principal. Je suis donc beaucoup sur Twitter, où je suis attentive aux comportements, aux nouveaux mots, aux perspectives étranges. Je suis également abonnée à une trentaine de newsletters que je lis intégralement toutes les semaines. Dans mes récentes découvertes, il y a par exemple JungleGym sur le futur du travail.

C’est l’agrégation de ces signaux faibles qui, à mon sens, permet de sentir les évolutions à l’œuvre. Mais on ne va pas se mentir, cela nécessite d’être persistant dans l’effort et dans la structuration. C’est d’ailleurs ce qui m’a motivée à écrire une newsletter, qui me fixe des contraintes de temps, de qualité de contenu, et de structuration.
Pour celles et ceux qui veulent en savoir plus sur les outils de veille, je recommande cette très bonne édition de In bed with Tech.

Un grand merci Noémie ! Retrouvez Noémie sur sa newsletter hebdomadaire La Mutante.

Merci à toi Camille !
Crédit photos : Noémie Aubron / Markus Spiske – Unsplash / Croissant – Unsplash / Per Loov – Unsplash
Camille Rabineau

Je suis Camille Rabineau, fondatrice de Comme on travaille. Je décrypte les différentes dimensions des espaces de travail et vous présente les ressorts de mon activité d’accompagnement des projets de conception de nouveaux bureaux.

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