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Le monde confiné révèle des géographies inédites :

 

  • Qui, quoi, comment, où : nos modes d’habiter sont réinventés de fond en comble alors que notre monde se limite aux murs de nos maisons depuis plusieurs semaines ;
  • Les villes et quartiers autrefois « dortoirs » ainsi que certains villages vidés de leurs habitants redeviennent l’épicentre de la vie. (Je vous invite à suivre cette initiative collaborative de cartes mentales du confinement qui promet d’être instructive)
  • Les zones d’affaires et quartiers prestige des centre-villes qui avaient laissé toute la place aux bureaux et enseignes commerciales sont transformés en vaisseaux fantômes.

Alors que nous nous recentrons en tant que société sur nos besoins vitaux (soigner, nourrir, donner un toit), comme toujours la ville s’adapte…en partie.

Airbnb réoriente son offre vers l’hébergement de personnels soignants venus en renfort dans les zones tendues. À Madrid, le Gran Hotel Colon se fait hôpital. Le Parlement européen de Strasbourg devient centre de dépistage et de consultations. Les restaurants ferment leur salle mais ouvrent des « guérites » pour les commandes à emporter. Plus que jamais et face à la crise, la mixité, la mutualisation et la flexibilité des ressources confirment leur caractère clé dans la construction d’une ville résiliente.

Mais les bureaux, eux, demeurent ces vastes tours désertes, plus que jamais d’ivoire. D’immenses étendues de mètres carrés gelés, rendus improductifs.

Un coût financier pour leurs propriétaires, un coût d’opportunité pour la société.

 

À l’heure du confinement, des tours de bureau plus vides (de sens ?) que jamais.
Photo Dylan Nolte sur Unsplash

Sans parier sur la disparition pure et simple du bureau sur l’autel d’un télétravail qui serait devenu la norme, cette inertie de l’immobilier tertiaire devient inacceptable à l’heure où nous apprenons dans la douleur que l’urgence sanitaire se conjugue à l’urgence écologique. Nous devons penser le lieu de travail responsable et réduire son empreinte environnementale, et pas seulement en remplaçant les gobelets en plastiques par des tasses en céramique.

Oui, mais comment ?

Dans une tentative d’articuler réflexions sur les formes urbaines et sur l’organisation du travail, voici quelques pistes avec cet article.

Disclaimer : la crise actuelle génère nombre de discours sur la dichotomie entre cols bleus et cols blancs, entre ceux qui auraient le « luxe » de pouvoir rester travailler chez eux versus ceux qui n’auraient pas d’autre choix que de continuer de se rendre sur le terrain, s’exposant davantage à la maladie. En se concentrant sur les mutations du bureau que nous pouvons souhaiter voir advenir, cet article s’intéresse uniquement aux premiers. Il est toutefois évident qu’il sera urgent de repenser aussi les conditions de travail des deuxièmes.

 

1° ÉCLATER LE BUREAU POUR AMÉLIORER LA QUALITÉ DE VIE

 

Du nomadisme subi…

Avec le développement des outils mobiles et de l’accès aux données à distance, cela fait déjà un moment que le bureau est sorti de ses murs. Domicile, café favori, coin de pelouse ensoleillé : pour le plus nomade des travailleurs, le bureau est là où je suis (moi et mon ordinateur). En 2919, cela concerne 30% des actifs français travaillant dans un bureau, selon l’observatoire Actineo. Mais cette liberté se trouvait jusqu’à présent limitée par les règles du travail à distance. En effet, sauf pour des populations spécifiques, celui-ci se limitait au(x) jour(s) régulier(s) de télétravail, le plus souvent à la maison, même si le télétravail en espaces de coworking commençait à se développer timidement, adopté par 5 à 10% des télétravailleurs à qui il était proposé selon les chiffres de la plateforme Neo-Nomade.

Les salariés pouvaient alors se retrouver dans des situations absurdes à devoir regagner le siège de l’entreprise entre un rendez-vous à l’extérieur et la fin de la journée de travail. Bilan : des temps de transport alourdis (et on sait combien ceux-ci sont appréciés) et une efficacité plombée.

 

Travailler au café…une habitude hier, un rêve aujourd’hui ? Photo Helena Lopes sur Unsplash

 

… Au-x lieu-x de travail choisi-s

Après le confinement et l’entrée dans le travail à distance à marche forcée, tout laisse croire que cet éclatement du bureau sera désormais la norme. Certes, il faudra pour de multiples employeurs redonner un cadre au télétravail pour en refaire un véritable levier d’efficacité et de bien-être. Mais le retour en arrière n’est pas envisageable.

De plus, le confinement remet au goût du jour « la ville du quart d’heure », ce modèle urbanistique remis au goût du jour lors des récentes élections municipales en France. Dans ce modèle, il doit être possible pour tout habitant d’accéder aux ressources essentielles (commerces, services, équipements publics, et bien entendu, nature) en quinze minutes de marche.

Avec des déplacements contrôlés et des moyens de transports réduits à néant, la valeur de la proximité n’a jamais été aussi élevée, et les inégalités territoriales aussi criantes. Pour certains, 1 heure de balade autorisée signifie traverser un patrimoine urbain riche et varié, passer du centre-bourg à la forêt. Mais pour d’autres, on atteint juste la zone commerciale la plus proche, après deux échangeurs autoroutiers.

 

La chaîne du bureau

La combinaison bureau hors les murs et ville de la proximité laisse entrevoir à terme l’éclosion d’une « chaîne du bureau ». Celui-ci prendrait une grande variété de formes et suivrait une gradation, du plus solitaire au plus collectif, du plus citoyen au plus corporate. Cette chaîne signerait le retour d’une fonction travail répartie partout dans les territoires, au plus près des quartiers de vie.

Des communautés travaillantes de taille réduite verraient le jour et prendraient des aspects multiples, du coworking entre proches au domicile comme le proposait déjà la start-up Cowop avant la crise, jusqu’au coworking de quartier sur le modèle des tiers-lieux indépendants et coopératifs.

Dans cette nouvelle version, le bureau s’ancrerait dans la proximité et serait partiellement externalisé de l’entreprise. Les visites au siège et sur les différents sites de l’entreprise permettraient de maintenir un rythme régulier d’interactions présentielles. En effet, celles-ci sont nécessaires pour cimenter la confiance des membres d’un collectif et le sentiment d’appartenance à une même culture et communauté, comme le détaille cette note de lecture de l’ouvrage de Daniel Boyle The Culture Code.

(Sur ce sujet des interactions informelles et de ce que peut faire l’aménagement pour souder le collectif de travail, relire notre article consacré au canapé.)

 

2° OUVRIR LE BUREAU POUR LE RENDRE PLUS UTILE

 

Le bureau comme îlot traversé

En miroir de ce mouvement de reconquête des territoires par le travail, un autre mouvement devrait logiquement se faire jour : ouvrir les sièges et locaux des entreprises (dont la surface aura sans doute diminué) à d’autres usages que le travail, et à d’autres publics que les salariés.

Ce mouvement répondrait à plusieurs objectifs : rentre utiles les mètres carrés inutilisés par les salariés de l’entreprise, améliorer l’utilité sociale et environnementale de l’entreprise et assoir l’entreprise dans son bassin de vie.

De multiples possibilités viennent à l’esprit : ouverture des positions de travail disponibles à d’autres travailleurs ou à des étudiants, ouverture des salles de réunion aux associations en dehors des heures ouvrables, ouvertures des espaces extérieurs végétalisés au public mais aussi de l’ensemble des aménités ( cafétérias, salles de sport, pourquoi pas les espaces d’exposition et showrooms qui deviendraient autant de mini-musées donnant à voir notre patrimoine économique, industriel et créatif.)

La célèbre reconversion des Magasins généraux à Pantin pour l’agence BETC fait figure de pionnière dans cette approche (voir la photo en une de cet article). Projet urbain et projet d’entreprise à la fois, le lieu accueille un centre culturel ouvert au public. Détail non négligeable, il offre un rez-de chaussée traversant pour celui qui veut se rendre au bord du canal de l’Ourq qui le jouxte, espace dans lequel les codes de la marque s’effacent derrière ceux de l’espace public traditionnel (pavés, mobilier urbain).

Une logique qui commence tout juste à émerger et est à l’oeuvre avec le futur siège mondial d’Engie, qui a été pensé pour accueillir les riverains et proposer des services mutualisés, comme une crèche ou un centre médical.

On peut objecter qu’une telle complexité de programmation et d’usages ne concernerait qu’un nombre limité de grands ensembles tertiaires et de multinationales. Mais c’est faux : même le plus petit local de bureau peut se mettre au service de son quartier et réfléchir aux mutualisations possibles avec son voisinage en jouant sur les temporalités et les variations de remplissage.

Pourquoi ne pas donner accès à sa salle de réunion ou à son matériel d’impression à partir d’une certaine heure, par le biais d’une convention avec une association, de soutien scolaire par exemple ? Pourquoi ne pas ouvrir son local vélo ou sa terrasse aux riverains le soir ?

 

Entre public et privé, toute une palette de codes, d’usages
et de circulations à inventer – Photo Trang Doan – Pexels

 

Une logique de parcours

Cet entrelac de publics et d’usages nécessiterait de reconfigurer totalement les sièges d’entreprises pour rendre conciliables utilité sociale et expérience optimale des salariés, dont il ne s’agit pas de dégrader les conditions de travail en rendant leur appropriation du bureau plus ardue. Surtout dans un contexte où ils s’y rendraient de moins en moins souvent.

Cette réflexion de mise en place de parcours utilisateurs, du plus public au plus restreint, est une réflexion déjà présente dans les projets d’aménagement de bureau les plus récents. Elle vise à renforcer la sécurité des bâtiments et à améliorer les conditions de travail. Une certaine intimité est ainsi permise aux salariés par la distinction entre des espaces pour recevoir des externes (des espaces de représentation donc) et espaces « à l’abri », avec la garantie de rester dans l’entre-soi rassurant de l’équipe, ce qui a encore plus d’importance avec le développement des espaces ouverts ou flexibles (sans poste de travail attribué.)

Mais cette approche se limitait à distinguer deux catégories : les internes et les externes, ces externes recoupant un cercle assez restreint de clients, fournisseurs, partenaires et institutionnels, c’est-à-dire ni plus ni moins que l’écosystème naturel de l’entreprise.

 

La technologie au service de la fluidité d’usage

La technologie aurait dans ce schéma un rôle essentiel : monitoring de l’occupation, des accès et de la sécurité, et simplification maximale de l’utilisation du bâtiment par l’automatisation, pour des usagers devenus de plus en plus variés et ponctuels.

 

3° OUVRIR L’ENTREPRISE VERS LA SOCIÉTÉ

Cette mixité permanente, de tous côtés, viendrait réinterroger l’identité de l’entreprise. À l’heure de l’entreprise à mission/à impact/altruiste, elle ne peut être que salutaire. Alors que les grands groupes fournissent des efforts importants pour se montrer en phase avec les préoccupations des citoyens, ouvrir les murs du bureau confronterait en direct et en permanence leurs propositions à la société. Élaborer en chambre une politique de diversité, d’inclusion ou même de développement durable n’a, par comparaison, pas vraiment de sens.

Bien sûr, cette ouverture ne devrait pas être seulement physique. C’est tout une approche de la propriété et de la décision qui devra être interrogée. On pense au modèles de l’open source ou de l’innovation ouverte, encore peu répandue mais qui peut être vecteur de succès remarquables, comme l’entreprise des EdTechs Open Classrooms, qui a réussi à concilier modèle économique viable et contenus open source. Quant au partage de la décision, on imagine mal de telles entreprises, symbiotiques avec le reste du monde demeurer verticales et opaques pour leurs propres salariés.

L’ image de marque se diluerait-elle dans ce schéma ? C’est possible, mais l’inverse est tout autant envisageable. Plongée dans le grand bain social, au contact d’une multitudes d’individus, d’expériences et de réalités, l’entreprise étendrait aussi sa notoriété et sa cote de sympathie.

 

4° ET LA DISTANCIATION SOCIALE DANS TOUT ÇA ?

D’aucuns trouveront cette vision utopiste à l’heure où l’autre est devenu pour nous une menace (de maladie, de pénurie, etc.) et où il semble de plus en clair que nous ne pourront regagner la pleine jouissance de nos libertés que masqués et gantés, le gel hydroalcoolique dans une poche et le mètre de couturière dans l’autre, pour éviter un contact à moins d’un mètre de nos semblables.

 

Sauver le paradigme de la ville partagée

La distanciation sociale est au mieux un casse-tête pour l’urbaniste, au pire un cauchemar. Ces dernières décennies, une lame de fond avait en effet conduit les villes vers une réappropriation à l’espace public.

En rejet des « gated communities », cette tendance venue des Etats-Unis qui consiste à privatiser et fermer l’espace pour en faire une denrée rare et réservée aux plus aisés, une reconquête des délaissés de la ville s’était mise en marche. Les zones jadis livrées à la gloire de l’automobile ou abandonnées à la criminalité (rives de fleuves, grands parcs, etc.) étaient devenues terrains de jeux, lieux de rencontres, places publiques, havres arborés (on peut se remémorer le houleux débat sur la reconversion des berges de la Seine à Paris). Une nouvelle grammaire des rez-de-chaussée vivants et de la mixité fonctionnelle s’était imposée aux acteurs de l’immobilier.

Pour tous les concepteurs d’espaces, du plus ouvert au plus confiné, un combat s’engage aujourd’hui, c’est le refus de sacrifier l’ambition d’interaction et de partage à la discipline sanitaire. Nous devrons avoir l’exigence de concilier les deux.

Nous sommes mal partis en France, quand les parcs ont été fermés. Ce n’est pas le choix qu’a fait New York par exemple, qui est devenue ces jours-ci le foyer principal de l’épidémie. L’amalgame entre lieux de croisement, de vie et lieux de promiscuité, donc à risque, a été un peu rapide.

Il faudra pourtant revenir à la vie collective : en adoptant de nouvelles règles, de nouveaux réflexes, et même dans les formes les plus intenses de communion sociale comme au soir d’une victoire en Coupe du monde (les JO parisiens sont à portée de main..)

 

Vivants, mélangés et ludiques : une conception des espaces publics à préserver.
Photo libre de droits (cc) de Bari Bookout

 

Des sociabilités renvoyées au virtuel ?

Il est impossible de laisser à Internet le monopole de la vie sociale. L’ exemple hong-kongais est à ce titre rassurant : oui, il est faisable d’avoir des rues qui grouillent, des commerces plein de vie, et pas un seul visage sans masque.

Il nous faudra redoubler d’envie de sortir, d’aller vers l’autre, de se mélanger, tout en ayant augmenté notre conscience des enjeux de santé publique et notre souci du prochain. Un défi qui n’a cessé de marquer l’histoire des villes, comme l’explique l’économiste Charles Kenny, sur le point de sortir un livre on ne peut plus à propos sur le sujet.

Je ne peux m’empêcher d’établir un parallèle avec la période post-attentats de 2015, dans laquelle nos sociabilités, nos modes de vie ouverts et libres avaient été directement visées. Ces attaques avait suscité un esprit de résistance tout en laissant une empreinte durable sur la manière dont nous concevons nos lieux de vie. C’est le même qui doit surgir aujourd’hui.

 

En entreprise, sauver le paradigme de l’intelligence collective

En entreprise, c’est une autre lame de fond que la doctrine de la distanciation sociale vient remettre en question. L’ injonction à travailler ensemble ou la culture du « co » avait sans doute connu des excès.

Mais le développement d’une culture collaborative, de modèles décisionnels recourant au collectif et l’avènement de méthodes de production et de création inspirées du design ou du jeu donnait un nouvel élan aux réunions, des perspectives entraînantes aux salariés en les formant à de nouveaux outils et procédés, et une nouvelle place à leur parole.

 

Des sessions de créativité à réinventer sans en perdre la convivialité
Photo C. Rabineau

Le digital pesant pour beaucoup dans la montée en puissance de ces approches, c’est plus ou moins naturellement que ces formats se sont déportés en ligne le temps du confinement. Mais une fois terminé, il sera plus efficace et plus riche de jouer sur la complémentarité entre présentiel et digital, chaque modalité développant des opportunités différentes. Même dans les collectifs de travail qui ont le « 100% remote » au coeur de leur ADN, cette complémentarité est mise à profit et les temps passés ensemble « in real life » sont chéris.

 

DEMAIN, CONCILIER OUVERTURE AUX AUTRES ET PROTECTION DE CHACUN ?

Le bureau post-confinement peut et doit s’inscrire dans un nouvel état d’esprit : ouvert, et protecteur. La densité d’occupation devra peut-être être abaissée, ce qui tombe plutôt bien si le travail à distance s’entérine. De nouvelles précautions seront adoptées, et un gigantesque travail sur la qualité de l’air intérieur devra être mené, comme le montre ce très instructif retour d’expérience chinois.

Construisons cette ville et ces lieux qui nous permettront de nous ouvrir, de rechercher la confrontation et l’échange, sans renoncer à renforcer notre santé individuelle et collective, physique et psychique.

La bonne nouvelle, c’est qu’il y a de quoi faire !

Camille Rabineau

Je suis Camille Rabineau, fondatrice de Comme on travaille. Je décrypte les différentes dimensions des espaces de travail et vous présente les ressorts de mon activité d’accompagnement des projets de conception de nouveaux bureaux.

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